Fermata (2010) (Urbana 24)

Pour Soprano, Mezzosoprano, 2 clarinettes, cor, violon, alto, violoncelle, contrebasse et électronique.

Commande de l’État pour l’Ensemble Itinéraire.
Durée : environ 27 minutes.


Fermata est la dernière pièce du cycle Urbana, qui démarre officiellement en 1998 mais qui inclut des œuvres  précédentes, la plus ancienne, « Au-delà du rouge », est de 1991. Le cycle comporte 25 pièces allant  du soliste avec électronique, la musique de chambre, l’opéra de chambre, le monodrame à l’orchestre.

La composition de Fermata était originellement prévue pour être une sorte de récapitulatif  du cycle. Bien que cette idée soit toujours sous-jacente  la tournure de son contenu a été fortement perturbée par la mort de ma mère, Alicia Amado, à qui l’œuvre est dédiée.

Pour cette hommage j’ai décidé de travailler sur 5 sonnets classiques,  de Shakespeare, Cervantes et Tasso, qui constituent le noyau principal de la pièce mais qui sont commentés, encadrés, par des images, des phrases de ma mère et des réflexions à propos de l’immobilité, de l’arrêt, de l’anéantissement.

Il en résulte une forme particulière qui inclut, d’une certaine façon, la critique et le commentaire de l’œuvre à l’intérieur de l’œuvre elle-même.

Le temps musical  est abordé de façon à ne pas obéir à une configuration dramaturgique traditionnelle.

Sa délicate manipulation m’a guidée dans la construction de chaque instant (pour moi la musique pourrait être définie comme cette « intrigue » du devenir sur un sujet inconnu).

Dans Fermata, en fait, on parle du temps, à travers les merveilleux textes que j’ai choisi ou ceux, plus modeste, qui les encadrent. Et ce temps, et son arrêt, qui est le vrai sujet de l’œuvre ne m’ont pas conduit forcément par un chemin de dilution du discours mais plutôt par son traitement élastique et de contraste.

Le chant est ponctué par la voix off (sur la partie électronique) de la comédienne Agnès Sourdillon avec qui une grande complicité s’est tissée depuis des années, je voudrais l’en remercier particulièrement.

La visite que Fermata fait du XVI siècle ne comporte pour autant pas de citation musicale. Je me suis projeté et imaginé une mise en musique de ces sonnets au plus près  du texte, il faut donc me pardonner car il s’imposait,  le passage obligé par le madrigalisme .


 L’œuvre comporte 10 parties qui s’enchaînent :

« Introduction »
« C’est quoi Fermata ? »
« En el silencio de la noche »   Miguel de Cervantes
« Intérieur – Antérieur »
« When I took my way »            William Shakespeare
« Une prière »
« Dadme señora »                         Miguel de Cervantes
« Al tempo I »                                   Torquato Tasso
« Or I shall live »                            William Shakespeare
« Al tempo (final) »                      Torquato Tasso


Fermata (Urbana 24)
Les textes des 10 mouvements.

« Introduction »

Textes chuchotés par les musiciens et repris par le dispositif

Palabras que ya no están [parole qui n’est plus]
Palabras que se van [paroles qui s’en vont]
Un sentiment de n’avoir pas su, de n’avoir pas pu
La frustration de ne savoir courir assez vite pour
Et ce pincement entre la gorge , les narines
qui fait monter les larmes,
est-ce là l’approche de la mort ?

Soprano et Mezzo (d’abord chuchoté puis chanté)

S’arrêter et voir. Oui s’arrêter. Avant que le cœur ne s’emballe. Jamais le temps de poser l’écoute. Avant que le cœur ne s’arrête.
J’ai toujours couru, un peu triste un peu désespéré. Jamais le temps de poser l’écoute,


« C’est quoi Fermata ? »     1 min 38

C’est ça ?

C’est ça ?!

C’est ça Fermata? (en temps)  Une photo?  Une posture ?  C’est l’arrêt !

Une photo est un symbole de l’éternité, puisque le temps s’y est arrêté définitivement

Les textes entre parenthèse sont fixés sur le support et diffusés en 5  points

Freiner le mouvement jusqu’à son arrêt, pour entrevoir, enfin le temps

Soprano (chanté) et Voix Off :
Les rues étaient des simulacres des véritables rues.
ma langue ne s’est pas faite avec les livres, ni avec l’enfermement mais avec le désir de la fuite.

Mezzo (chanté) et Voix Off :
à Dole les trains se composent de rouille et de gris.
Mais les arbres – toujours les arbres – me montrent, par leur élévation, leur regard et leur multiplication, le vrai sens de mon arrêt.

Voix Off : La Soprano parle, pendant que la Mezzo chante, comme en aparté , librement :

Gare de Lyon,  heure de pointe.  Dans la foule incessante, une petite vieille dame, … « Fermata »,…                Immobile, la dame tend ses journaux.

« Fermata » c’est la voix de l’arrêt du mouvement ;

mais c’est aussi ma mère
immobile
aussi                                       immobile.
Ce sont aussi les paroles dites, chuchotés,
La voix de l’interruption, de l’arrêt.
C’est la cessation même.


« En el silencio de la noche » (p 30)         6′ 22      Miguel de Cervantes

En el silencio de la noche, cuando
ocupa el dulce sueño a las mortales,
la pobre cuenta de mis ricos males
estoy al cielo y a mi Clori dando.

Y al tiempo cuando el sol se va mostrando
por las rosadas puertas orientales,
con suspiros y acentos desiguales
voy la antigua querella renovando.

Y cuando el sol, de su estrellado asiento
derechos rayos a la tierra envía,
el llanto crece y doblo los gemidos.

Vuelve la noche, y vuelvo al triste cuento,
y siempre hallo, en mi mortal porfía,
al cielo, sordo; a Clori, sin oídos.


« Intérieur – Antérieur »     (p 45)  10 ‘10

Voix Off :

Une photo est un fragment de l’éternité, puisque le temps s’y est arrêté définitivement.
Qui est fermata? Une Photo ?
un regard qui attend, sans pleurs
(on) voit une plaine avec une jeune fille, souriante, confiante
elle regarde de côté, avec son béret qui couvre une partie
de la chevelure, comme ses yeux châtains.
Elle est belle, mais pas superbe (juste belle)
elle est belle, et jeune, et c’est la pureté même
Elle est le sourire et la pureté même.
Avant, bien avant, elle était là, avec ce regard, dans ces champs
(C’est une photo imaginaire, photo d’une mémoire qui n’est pas,
qui n’a pas été, qui n’auras pas pu être et ne sera pas)


 « When I took my way »      (p 57)        11’53         William  Shakespeare

How careful was I, when I took my way,
Each trifle under truest bars to thrust,
That to my use it might unused stay
From hands of falsehood, in sure wards of trust!
But thou, to whom my jewels trifles are,
Most worthy of comfort, now my greatest grief,
Thou, best of dearest and mine only care,
Art left the prey of every vulgar thief.

Thee have I not lock’d up in any chest,
Save where thou art not, though I feel thou art,
Within the gentle closure of my breast,
From whence at pleasure thou mayst come and part;
And even thence thou wilt be stol’n, I fear,
For truth proves thievish for a prize so dear. 


« Une prière »           15’13  

 Orationem meam – Exaudi
Requiem æternam Dona eis.


« Dadme señora »     18’01                          Miguel de Cervantes

Dadme, señora, un término que siga,
conforme a vuestra voluntad cortado;
que será de la mía así estimado,
que por jamás un punto de él desdiga.

Si gustáis que callando mi fatiga
muera, contadme ya por acabado;
si queréis que os la cuente en desusado
modo, haré que el mismo Amor la diga.

A prueba de contrarios estoy hecho
de blanda cera y de diamante duro,
y a leyes del Amor el alma ajusto.
Blando cual es, o fuerte, ofrezco el pecho;
entallad o imprimid lo que os dé gusto;
que de guardarlo eternamente juro.


« Al tempo I »           22’04                           Torquato Tasso

Le texte est chanté par Soprano et Mezzo et chuchoté ou parlé par les instrumentistes

Vecchio ed alato dio, nato col sole
ad un parto medesmo e con le stelle,
che distruggi le cose e rinnovelle
mentre per tòrte vie vòle e rivòle. 


« Or I shall live »       24’25                                      William Shakespeare

 Le texte est chanté par Soprano et Mezzo et chuchoté dans les hauts parleurs 

Or I shall live your epitaph to make,
Or you survive when I in earth am rotten;
From hence your memory death cannot take,
Although in me each part will be forgotten.

Your name from hence immortal life shall have,
Though I, once gone, to all the world must die:
The earth can yield me but a common grave,
When you entombed in men’s eyes shall lie.

Your monument shall be my gentle verse,
Which eyes not yet created shall o’er-read,
And tongues to be your being shall rehears
When all the breathers of this world are dead;
You still shall live–such virtue hath my pen–
Where breath most breathes, even in the mouths of men.


 « Al tempo (final) »   27’ 13                                     Torquato Tasso

 Chanté :
il mio cor, che  languendo egro si duole
non ha, se non sei tu, chi piu ‘l console

voix Off :

des parachutes comme des copeaux de neige, un tigre bleu qui laisse voir sa patte derrière la porte, un vaisseau géant, plein de lumières ; et une larme constante à l’œil droit…

            les textes entre parenthèses ne sont pas inclus dans Fermata

(Vecchio ed alato dio, nato col sole
ad un parto medesmo e con le stelle,
che distruggi le cose e rinnovelle
mentre per tòrte vie vòle e rivòle,) 

Voix Off :

[et un arbre pousse]

{Derrière le masque souriant} un arbre pousse sur le ventre de la morte, on ne voit pas la morte, mais l’arbre, lui, présente tous les signes de puiser.

Puiser son regard vers le ciel et vers sa chevelure sans feuilles (c’est l’hiver) et puiser sa sève dans le ventre d’une vie qui n’est plu.

toutes les larmes ont arrosé cet arbre, pour qu’un jour un oiseau y chante
un chant insouciant d’amour au printemps.

Chanté :

il mio cor, che  languendo egro si duole
(e che le cure sue spinose e felle
dopo mille argomenti una non svelle)
non ha, se non sei tu, chi piu ‘l console

(Tu ne sterpa i pensieri e  di giocondo
oblio  spargi le piaghe,  e tu disgombra
la frode onde son pieni i regi chiostri;
e tu la verità traggi dal fondo
dov’è sommersa e, senza velo ed ombra,
ignuda e bella gli occhi altrui si mostri.


[ Cycle Urbana ]
[ Musique de Chambre ]